Depuis 135 ans, Drucker crée des chaises de bistrot pour les terrasses de café. Un petit trésor national.
Le 2 Juin dernier, lorsque les terrasses des cafés parisiens ont été autorisées à rouvrir après le confinement, c’est comme si la ville lumière se remettait à scintiller. La toile s’est enflammée. Tôt le matin, les premières photos de cafés crème fumants envahissaient Instagram. A 13h, smileys et cœurs autour d’un déjeuner tant rêvé au soleil. Plus tard, gros plan sur les retrouvailles à l’heure de l’apéro. « Y’a d’la joie ! » aurait chanté Charles Trenet. Les Français sont si attachés à leurs terrasses de café qu’ils ont demandé à l’Unesco d’inscrire les bistrots sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité. Depuis leur apparition, au XVIIIème siècle, les cafés sont un creuset culturel et artistique. On affiche son élégance en terrasse. On y trouve tous les ingrédients qui font l’art de vivre à la française : la gastronomie canaille, le bon vin, les croissants, la conversation, des serveurs en grand tablier blanc qui virevoltent dans un décor de carte postale : des alignements de chaises en rotin colorées ponctuées de guéridons. Cette jolie chaise tressée a bien des chances d’être signée Drucker. Gardienne de la tradition, la maison, âgée de 135 ans, a sa légion d’honneur : elle est labélisée EPV, Entreprise du Patrimoine Vivant. À Paris, chaque établissement a son modèle et sa couleur spécifiques : le Fouquet’s sur les Champs-Elysées, le café de Flore à Saint-Germain, Le Café Français à la Bastille. La chaise en rotin Drucker est une institution dans l’institution.
Le goût pour le mobilier naturaliste en rotin est né en France sous Louis XV, où après les ors flamboyants du Versailles de Louis XIV, on goûtait plus de simplicité. C’est au XIXème siècle que l’impératrice Eugénie fait rentrer ce mobilier dans les classiques des arts décoratifs. On meuble ainsi les jardins d’hiver. Quand le Baron Haussmann trace de grands boulevards à larges trottoirs à Paris, les cafés déploient de vastes terrasses où voir et être vu. À cette époque Louis Drucker, un jeune artisan, crée son tout petit atelier rue des Pyrénées dans le nord de Paris. Ils y travaillent à deux, dans 24m2. Leur production se fait remarquer et remporte quelques prix. En 1919, Louis Drucker sort ses premiers catalogues, et travaille en famille avec femme et enfants. On y trouve des luminaires, miroirs, têtes de lit, jardinières sur pied, jusqu’aux porte-parapluies en rotin.Les années folles, après la première guerre mondiale, voient l’âge d’or des terrasses parisiennes. Les commandes se multiplient, l’atelier s’établit dans l’Oise, dans le Nord de la France. Il est aujourd’hui encore dans la région, à Gilocourt.
L’artisanat du rotin, que ce soit le façonnement de l’armature en grosses perches courbées à la vapeur, ou le tissage à la main des assises, se transmet de père en fils ou de mère en fille. Il faut trois artisans pour une chaise : un rotinier pour la structure, un canneur pour la garniture, un menuisier pour le châssis. La matière première provient depuis toujours d’Indonésie. Il faut six à trente heures pour produire un modèle artisanalement, du cintrage avec un arlequin, au bordage pour dissimuler les agrafes. Au final, les chaises et fauteuils sont empilables, et légers. Le soir, quand les terrasses ferment, les guéridons roulent et les hautes piles de chaises sont rentrées à dos d’homme. L’apprentissage de tout bon garçon de café…
La maison a résisté à la crise de 29, à deux guerres, et même à la crise du Coronavirus : les assises ont été tissées à la main à domicile et l’atelier est resté ouvert, en effectif réduit. Transmise de père en fils jusqu’à l’aube des années 80, l’entreprise a marqué le pas entre les années 90 et 2000 puis a failli disparaître. En 2006, elle a été reprise par l’homme d’affaires Bruno Dubois, tombé sous le charme de la belle centenaire. Il a l’idée de faire appel aux meilleurs designers pour la rajeunir. Philippe Starck s’en entiche pour la terrasse des hôtels Mama Shelter, il mélange l’honorable vieille dame et d’autres modèles contemporains dans un mix and match détonnant. India Mahdavi y projette ses couleurs, tout comme Sarah Lavoine. Bruno Dubois expose dès le départ à Maison&Objet Paris. Il y fait des rencontres décisives. « Ce sont les grands architectes français qui ont exporté le style » raconte-t-il. « Maison&Objet Paris a été déterminant. Nous travaillons aujourd’hui avec une cinquantaine de pays, il y a un véritable engouement pour l’image d’Epinal de Paris. » La chaise se retrouve propulsée dans les jardins du Château Marmont à Hollywood, les Brasseries Georges à Bruxelles, le café Europa à Copenhague, la brasserie Marion à Miami. Drucker réalise 50 % de son chiffre d’affaires à l’export. Entre les formes, les tissages et les couleurs, les créateurs ont un choix infini en sur-mesure : chevrons alternés, doubles, grilles deux ou trois couleurs, losanges, torsades, étoiles, jusqu’aux chefs-d’œuvre croix, paillettes et rubis, des tissages très complexes. Chaque saison, la maison propose de nouveaux assortiments, en prêt-à-porter, destinés aux particuliers ou aux cafés, hôtels et restaurants.
Par Caroline Tossan
Illustration © Sarah Bouillaud