Entretien avec Philippe Starck, Président du Jury des Rising Talents Awards France 2023. On ne le présente plus, on est convaincu de le connaître, et pourtant, à chaque rencontre, on le redécouvre sous un jour nouveau. Son génie créatif déjoue l’air du temps et souffle, depuis quarante ans, un vent toujours plus frais qui n’en finit pas d’agiter les hélices et d’affoler les turbines du grand moulin du design international.
La métaphore n’est pas si hasardeuse si l’on considère l’ampleur des champs qu’il explore et réinvente aujourd’hui : ici l’ingénierie civile avec un projet d’éolienne individuelle, là l’aéronautique avec un méga-yacht futuriste, et même plus loin, là-haut, un module d’habitation spatiale.
D’un presse-agrumes à l’ISS, « sky is – no longer – the limit » pour ce visionnaire. « Ground control to Major Starck » : quoiqu’en expansion sur les mers et des deux côtés de la stratosphère, le créateur infatigable n’en reste pas moins terrien, les pieds bien ancrés dans la réalité de notre monde et les enjeux du présent. Car en quarante ans d’innovations, Starck a su rester fidèle à une même vision : celle d’un design toujours plus « démocratique » qui œuvre à rendre la vie meilleure au plus grand nombre.
Quarante ans, c'est presque deux fois l'âge de la plupart des lauréats que ces Rising Talents Awards 2023 propulsent en orbite de la planète design made-in-France. Pour la première fois, Philippe Starck nous fait l’honneur de présider le jury d’experts hors-pairs de cette nouvelle édition qui scrute la relève hexagonale. Une manière aussi de marquer sa fidélité à Maison&Objet qui le sacrait « Créateur de l’année » en 2010 et où, pas plus tard qu’en janvier dernier, il y révélait encore une collection exclusive pour Andreu World.
C’est donc en dénicheur de talents que Philippe Starck marque son retour cette année sur le salon parisien. Mais les années qui passent importent peu à Starck qui se redessine sans cesse sous la graphite de sa mine qu’il laisse toujours filer, chaque matin, sur le calque. Une liberté de se réinventer, certainement la recette de sa longévité et dans le sillage de laquelle s’inscrivent nos Rising Talents, comme autant de générations de designers, architectes et décorateurs avant eux – et sans nul doute encore bien d’autres après.
Maison&Objet : Pouvez-vous nous raconter l’histoire qui s’est écrite avec le salon Maison&Objet et sa place dans votre carrière ?
Philippe Starck : « J’ai vu naître Maison&Objet. Aujourd’hui, le salon s’est imposé comme la référence dans le secteur, pour tous les créateurs de mobilier. Maison&Objet permet aussi bien à des créateurs établis que des jeunes talents d’avoir accès à une visibilité internationale. J’étais d’ailleurs très heureux d’y présenter mes dernières nouveautés pour Andreu World en janvier dernier, une collection de mobilier entièrement durable, conçue avec un système de clavette, sans clous, ni vis, ni colle. »
Maison&Objet : C’est en qualité de Président du jury des Rising Talent Awards 2023 que vous retrouvez le salon ce mois de septembre, afin de mettre en lumière la jeune scène du design. Comment avez-vous abordé cette mission ?
Philippe Starck : « Je suis honoré d’avoir été invité en tant que Président de cette édition. Je constate que la nouvelle génération de créateurs retrouve des valeurs éthiques de certains designers d’antan comme Enzo Mari, qui partageait une vision humaniste et sociale, et des valeurs communistes. Aujourd’hui, nous devons prendre en compte le paramètre écologique ; un paramètre normal et urgent. De ce fait, le design doit prendre le contrepied de la tendance mode et se préoccuper d’éthique, d’écologie, d’économie, d’ergonomie, afin de rendre de vrais services créatifs à la communauté.
Maison&Objet : Vous avez en effet sélectionné Athime de Crécy Le jeune designer a d’ailleurs intégré votre studio et collaboré cinq années à vos côtés avant de lancer sa marque en 2022. Quelle est sa singularité dans le panorama du nouveau design français ?
Philippe Starck : « Athime de Crécy n’est pas à la mode, il a l’esprit de l’ingénieur et même de l’ingénieur français, il est vrai et n’a pas peur d’être honnête, il travaille plus qu’il ne parle, il est créatif et intemporel, il est de nature politique, il est élégant de pensée, de rapport à l’autre, de rapport à la vie, il est un peu neurodivergent. Athime de Crécy est le vrai avenir. Ne pas reproduire les pages à la mode des journaux du design est une grande et rare singularité. Être seul face à son destin en est une autre. La créativité, la vision, l’honnêteté, la conscience politique, le goût du combat incarnent tous les futurs. »
Maison&Objet : Selon vous, existe-t-il aujourd'hui une approche spécifiquement à la française du design, identifiable dans le paysage globalisé ?
Philippe Starck : « La création française s'exprime plus par l'élégance de la qualité, que par l'élégance de la folie. Il ne faut jamais attendre de la France une grande fantaisie, ni une grande tendance. Par exemple, elle ne sera jamais punk ou grunge, ce n'est pas son essence. L'esprit français est fait de réflexion, de digestion, ce qui donne une certaine idée d'intemporalité, de longévité. Il en émane une élégance de l'intelligence. Lorsque nous jugeons quelque chose de bon ou de mauvais, nous avons une idée de rigueur, ce fameux esprit critique, qui oblige chaque créateur français à s'élever, par le travail et par la qualité. Et bien que nous produisions, en France, des créateurs et des marques fantastiques, nous ne sommes pas un pays à la mode. Nous sommes individualistes. Cela reflète la façon et le sens de notre société d'aujourd'hui, où tout est plus diffèrent, plus personnel, où chacun a sa propre tendance. »
Maison&Objet : Vous partagez avec la nouvelle scène une insatiable curiosité et un goût toujours renouvelé pour la nouveauté. Comment entretenez-vous la flamme de votre créativité ?
Philippe Starck : « Le design ou l’architecture en soi ne m’ont jamais intéressé ; la créativité est telle une maladie mentale pour moi que je pratique en solitaire. Je ne dis pas que c’est bien, mais c’est mon mode de fonctionnement. Je vis comme un moine au milieu de nulle part. Chaque matin, dès 7h, je suis seul face à moi-même, avec mon papier calque et mon criterium, et je crée jusqu’au soir. Je ne vais pas au restaurant, je ne regarde pas la télévision, je ne vais pas au cinéma, je ne vais pas dans les cocktails, je ne vais pas dans les salons. Car je suis intimement convaincu que pour essayer d’apporter quelque chose de neuf, il faut être en dehors des grands courants. Sinon, nous entendons et répétons tous la même chose. C’est le conseil que je donne aux jeunes designers, qui sont déjà fantastiques puisqu’ils représentent l’avenir. »
Maison&Objet : Placé sous la thématique « Enjoy » cette édition de Maison&Objet entend célébrer l’extravagance, l’exaltation et l’audace. Comment faire rimer design avec plaisir et jubilation ?
Philippe Starck : « Le design ne rime pas forcément avec plaisir et jubilation. Je suis la personne la plus ennuyeuse au monde : je suis sombre, je ne parle pas, je suis clairement autiste, je ne pense qu'à des choses sérieuses, je ne suis pas très amusant ce qui est même triste. Paradoxalement, je considère l'humour comme l'un des symptômes les plus intéressants de l'intelligence humaine. Toute ma vie est basée sur le mélange entre le sérieux et l'humour. L’humour permet de mettre tout en relativité, une relativité presque einsteinienne où tous les atomes suivant leurs architectures font que les choses existent ou n’existent pas, ou existent de telle ou telle façon. L’humour permet de tout voir autrement. C’est un angle de vue, c’est un regard qui permet de tout faire et de tout ouvrir. L’humour est absolument vital. »
Maison&Objet : Vous êtes le pionnier d’un design « démocratique ». Engagés dans votre sillage, les sept lauréats des Rising Talent Awards poursuivent cette réflexion
Comment le design peut-il répondre à ces défis en restant accessible au plus grand nombre ?
Philippe Starck : « Notre rôle de designer, de producteur, est essentiellement fondé sur l’honnêteté, la rigueur, la politique, l’écologie et le social. Nous devons devenir des gardes. Il y a quarante ans, j’ai créé le concept de design démocratique, qui consiste à proposer la meilleure qualité possible en réduisant les coûts, afin de rendre le design accessible au plus grand nombre. Ce concept est basé sur la haine de l'élitisme programmé. En vingt-cinq ans, j’ai gagné ce combat. Je pense que si vous avez l'honneur d'avoir une bonne idée, vous avez le devoir de la partager avec le plus grand nombre. Les défis économiques, social, politique, écologique auxquels nous sommes confrontés, ne sont pas encore résolus. Il y a encore du travail, notamment sur le travail de recherche des matières biosourcées par exemple. Mais l’humain est un génie. Nous sommes des animaux extraordinaires d'intelligence, nous avons cette capacité à créer et à trouver des solutions. »
Maison&Objet : Quelle est votre vision d’un « design du futur » et comment la jeune scène peut-elle œuvrer, avec vous, à l’avènement de celui-ci au 21e siècle ?
Philippe Starck : « Le design doit être avant tout, un dessin intemporel. Cela est vital car ce qui n’est pas intemporel est à la mode, ce qui est à la mode sera – par définition - démodé́ et donc ira à la poubelle. Le premier paramètre est de dessiner pour longtemps. Et pour cela, il faut que le dessin soit très rigoureux pour devenir un classique. Il faut aller à l’os, toujours le minimum de matières intelligentes et durables tels que le plastique biosourcé, le contreplaqué qui permet d’utiliser le moins de bois possible ou encore l'aluminium qui est un matériau indestructible assurant la longévité extrême de l’objet. La partie intelligente de la production humaine est – et sera de plus en plus – basée sur la dématérialisation, pour augmenter la qualité́, l'intelligence et la puissance de l'objet tout en réduisant sa matérialité. Pourquoi ? Parce que nous savons que plus il y a de matérialité, moins il y a d'humanité. Nous devons créer moins, mieux et pour plus longtemps. »
Maison&Objet : les Rising Talents osent toutes les hybridations formelles, marient les références historiques … en bref : ils explosent les codes. Le design est-il « rebelle » par essence ?
Philippe Starck : « Il ne faut pas être rebelle sans cause, cela n’a aucun intérêt. Mais il y a un devoir d’être un rebelle si vous voyez que quelque chose ne va pas, ne fonctionne pas, est incorrect ou dangereux ou qui rend les autres malheureux. Être rebelle n’est pas une attitude, c’est un combat vrai et utile. Le designer, parce qu'il est producteur d'idées mais aussi de matière, a une très forte responsabilité. Chaque couleur, chaque forme, chaque matière signifie quelque chose. Il peut donc orienter la façon de penser des personnes qui vont acheter et utiliser ses produits. Si vous dessinez un objet macho, l’utilisateur sera entouré́ d’un univers machiste, obsolète, masculin, mort, inutile et agressif. Si vous montrez des produits plus fins, en devenir, des produits non genrés, où il y a des mondes entre, une certaine fluidité, qui mène à l'avènement total de l'intelligence féminine, vous préparez les personnes à ce que sera le futur. »
Maison&Objet : Les Rising Talent Awards s’attachent chaque année à saluer le travail d’un(e) jeun(e) artisan. ?
Philippe Starck : « Il existe un paradoxe croissant : nous voulons la qualité et des prix acceptables pour des biens industriels produits en masse, mais nous voulons aussi avoir un objet unique pour nous-mêmes. C'est humain, pourtant seule la production de masse peut augmenter la qualité en restant accessible. L'artisanat est davantage un choix sentimental ou politique. Si l'industrialisation implique l'uniformité, dans certains cas la personnalisation peut réconcilier la production de masse avec l'unicité du produit. Par exemple pour l’hôtel Cidade Matarazzo à Sao Paulo, sur lequel nous avons travaillé pendant près de quinze ans avec mon ami Alexandre Allard, j’ai découvert des pièces d’une qualité́ extraordinaire. Nous avions exigé, recherché, travaillé, les matières directes. Nous avons trouvé des artisans, des artistes, en allant au fin fond des forêts amazoniennes. La plus belle matière que j'ai trouvée est celle des plumes, utilisées par les amérindiens pour leurs coiffes. Tout le mobilier extérieur est issu de racines géantes qui ont été retravaillées et polies par un artiste local. La force de l’artisanat permet de retrouver l’essence, l’esprit profond, l’« âme » des choses dans tous projets. »
Maison&Objet : Quel serait l’héritage du designer pour les générations à venir ?
Philippe Starck : « Lorsque vous naissez, vous signez un contrat avec votre communauté. Ce contrat est très simple : selon votre niveau d'intelligence, de créativité, d'imagination, vous devez inventer pour aider l'évolution de notre espèce animale. La créativité et l'imagination sont inscrites dans notre ADN. C'est notre raison d'être, notre légitimité à exister tout simplement parce que nous imaginons et créons chaque jour. Nous ne vivons que pour contribuer au beau film, à la belle histoire, à la belle poésie de notre évolution. Aujourd'hui, la longévité, la transmission, l’héritage, sont les mots les plus avant-gardistes. »
Propos recueillis par Timothée Nicot